Je profite d'un voyage de notre Très Révérend Père pour en finir avec les renégats, les abjurateurs, les Judas dont les traîtres baisers ne trompent personne.
Haaaa... c’était mieux, avant. Dans Pour en finir avec le cinéma, Blutch promène le lecteur dans une galerie de vieux films démodés qui, s’ils ont eu leur heure de gloire, ont aujourd’hui et pour beaucoup le goût de papier décomposé des albums de Sylvain et Sylvette.
Blutch, debout devant le charnier des acteurs disparus et des films décédés qui ont peuplé son enfance, chante l’oraison funèbre de ses illusions perdues. Oui, le cinéma grand genre des années 30, 40, 50 procure chez Blutch un mélange de sentiments contradictoires. La bande dessinée pleure ce grand frère adoré et haï, à qui tout a réussi : le cinéma d’Hollywood.
Il pleure et rage (et jubile), notre Blutch, dans cet hommage posthume à la gloire des héros du cinéma d’un siècle trépassé, il érige son propre monument aux morts, pompeux et ronflant, comme l’on en trouve sur toutes les places des 36 785 communes de notre beau pays la France. Il dresse un panthéon à la gloire des marionnettes, un mausolée en souvenir des apôtres des salles obscures, une nécropole abritant les restes pourris et les ossuaires grotesques et grimaçants de la grande famille des acteurs. Mais cette famille : ce n’est pas la sienne. De vagues cousins d’Amérique qui, fortune faite, ont vite oublié la vieille Europe avachie dans ses jérémiades de continent foutu.
L’on se dit : « enfin ! ». Enfin, la bande dessinée prend de la hauteur, de la carrure, des épaulettes ! Enfin, un peu de sérieux, dans ce monde grotesque peuplé d’exaspérants personnages franco-belgo-comixo-mangako-héroïco-fatasoïdes. Enfin, l’on peut sans honte sortir son imagier dans les cafés parisiens, exposer son album à vignettes bien en vue sur ses étagères Gruntäg sans craindre les moqueries. Ce beau sentiment de fierté, nous le devons au grand, à l’immense, à l’inénarrable, à l’intouchable (aurait-il la lèpre ?) Blutch.
Dans son imposant ouvrage que certains qualifient « d’essai graphique » (retenons qu’un essai est par définition, une lecture fastidieuse et assommante), Blutch fait la démonstration que la petite marchande de bulles n’a rien à envier au septième art, ce vieux monsieur bande-mou. La preuve : elle ne se cache plus pour annoncer la préméditation de son crime. La jeune fille a grandi, la voilà prête à renvoyer à ce vieux sale de cinéma la monnaie de sa pièce. Blutch sort la brosse à reluire, mais frotte avec une rage de forcené, la rage de s'être trompé d'époque, de pays, d'histoire, de métier. En piégeant d'immenses acteurs à ses côtés, dans son oeuvre, en les faisant jouer sa partition, son scénario, son film de papier, Blutch en finit avec le cinéma comme on règle des comptes après des années d'aigreur et de ressentiments, comme le petit frère envieux et aigri du grand Robin de Locksley, prince des voleurs. Ha Ha ! Tu as brillé ! Tu as pavané dans tes gloires ! Ton heure a sonné et c'est moi qui secoue la cloche !
Comme dirait soeur Sourire : on fait moins le malin.
Voilà donc une œuvre ambitieuse. Je veux dire, une ambition à l’œuvre. Car ne nous y trompons pas. L’on voit clair dans les projets secrets de Blutch. Tout cela est transparent. Se réclamer des morts, des vieux films démodés, de l’âge d’or du cinéma hollywoodien, voilà les premières pierres d’une stratégie de changement de camp. Oui, Blutch opère ici un subtil retournement de veste. Cet ouvrage n’est pas un coup de poignard dans le dos d’un cadavre. Ce n'est pas un crachat lancé sur la pierre tombale d'un parent détesté. C’est une allégeance en forme de sauf-conduit, de laissez-passer vers l’Empire de la caméra.
Blutch cite ses classiques comme on fait le tour de ses références, lors d’un entretien d’embauche. Il fait l’intelligent, le cultivé, l’esthète. Il y a du Godard, de l'Orson Wells, et ça réfléchit sec entre deux portraits de Burt Lacaster. Le flagorneur est assez malin pour dresser de lui un portrait peu flatteur. Et ça marche ! Les critiques de BD, mais aussi de cinéma, portent ce pensum aux nues. Blutch dit en finir ? C’est pour mieux commencer. Gageons que dans quelques mois, un an, deux peut-être, Blutch, qui a déjà effectué quelques missions d’Intérim, signera un CDI dans l’industrie du cinéma. Un film hommage sur la bande dessinée, peut-être ? L'adaptation de Sylvain et Sylvette ?
Frère Jacques